La première partie de ce dossier était consacrée à la nuisance aux animaux, tandis que la deuxième partie analysait le thème de la nuisance à la nature. La suite et fin de ce dossier consacré à la question “Y a-t-il une manière éthique de manger de la viande ?” est une analyse du problème sous l’angle de l’éthique personnelle. Comme nous l’avons vu, l’alimentation est à la fois une nécessité pour rester en vie, mais également le moyen de se faire du bien en chouchoutant nos papilles. Faut-il alors nécessairement être végétarien pour être droit dans son corps, droit dans sa tête et clean dans son assiette ?
Au menu de cet article :
- Faut-il être végétarien pour être en bonne santé ?
- Faut-il être végétarien pour être quelqu’un de bien ?
- Le mieux est l’ennemi du bien : être végétarien ne suffit pas à donner la meilleure version de soi
Faut-il être végétarien pour être en bonne santé ?
Selon les philosophies morales antiques, bien agir c’est avant tout faire ce qui est bon pour nous. Autrement dit : on ne peut pas mener une conduite éthique lorsqu’on agit contre son intérêt personnel – ce qui ne veut pas dire qu’on peut faire tout et n’importe quoi du moment que c’est bon pour soi ! Cette perspective mène inévitablement à l’argument sanitaire selon lequel prendre soin de soi est une condition nécessaire à l’éthique personnelle. Prendre soin de soi est un devoir.
« Le premier principe des devoirs envers soi-même est exprimé par cette sentence : vis conformément à la nature, c’est-à-dire conserve-toi dans la perfection de ta nature. »
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.
Ainsi, chacun a le devoir de veiller à sa propre santé. En quoi ça concerne les mangeurs de viande que nous sommes – ou pas ?
La charcuterie et les viandes rouges nous sont nocives
Tout le monde l’a entendu, vu ou lu : manger trop de viande est potentiellement mauvais pour la santé. Sans affirmer qu’il faut être végétarien pour être en bonne santé, certains chercheurs démontrent pourtant que manger moins de viande permet d’être en meilleure santé.
L’OMS classe actuellement les viandes industrielles transformées (charcuteries, préparations à base de viande) dans la catégorie des “cancérogènes pour l’être humain”. La viande rouge est quant à elle classée parmi les “cancérogènes probables”. Notons que pour l’OMS, la viande rouge regroupe la chair des animaux suivants : bœuf, veau, agneau, mouton, porc, cheval et chèvre. Cette évaluation repose sur l’analyse de nombreuses études portant sur la consommation de viandes industrielles et de viandes rouges.
Par ailleurs, une méta-analyse [1] de plus de 100 études affirme qu’un régime végétarien diminue de 25% la mortalité par cardiopathie ischémique (une maladie du cœur) et de 8% le risque global de cancer. Le régime végétalien confère quant à lui une réduction de 15% du risque global de développer un cancer.
De là à dire qu’il faut être végétarien pour prendre soin de soi, il n’y a qu’un pas ! Admettons que tu ne sois pas convaincu·e par ce premier argument : manger occasionnellement de la viande ne va probablement pas t’envoyer plus tôt dans la tombe. Mais sais-tu qu’il y a d’autres raisons, moins connues, de critiquer la consommation de viande actuelle de nos sociétés développées ?
Antibiorésistance : l’élevage industriel réduit l’efficacité des antibiotiques
As-tu déjà entendu parler d’antibiorésistance ? C’est aujourd’hui l’un des « risques majeurs de santé publique que l’intensification des élevages et la mondialisation des échanges ont contribué à accentuer”. Cette affirmation nous vient du Ministère de l’Agriculture.
Depuis les années 90, les élevages intensifs ont massivement recours aux antibiotiques, et ce dès la naissance des animaux. Leur usage parfois inutile (traitements trop courts ou trop longs, usage préventif) a fini par favoriser le développement de bactéries très résistantes à ces traitements. La bactérie s’adapte a son milieu pour survivre, et seules les bactéries résistantes finissent par se reproduire. La conséquence de ces pratiques est désastreuse : des maladies jadis soignées par ces antibiotiques sont de nos jours très difficiles à traiter.
« Ce phénomène remet en cause l’efficacité des traitements disponibles et menace la santé humaine et animale. Dans certaines situations, plus aucun antibiotique n’est efficace contre une bactérie, ce qui conduit à des impasses thérapeutiques. »
Communiqué de l’Anses, La résistance aux antibiotiques, une problématique majeure pour les animaux et les humains
Ce phénomène est susceptible de toucher tout le monde. Devenir végétarien n’y changera rien, en tout cas pas directement. En revanche, il faut peut-être se demander si l’augmentation du nombre de végétariens peut entraîner la diminution globale de la consommation de viande. L’objectif ? Permettre l’émergence de nouvelles pratiques d’élevage qui refuseraient l’usage d’antibiotiques. Car comme nous allons le voir, les conséquences de l’élevage industriel sur notre santé ne s’arrêtent pas là.
Zoonose : l’élevage intensif facilite le transfert de pathogènes d’animaux aux humains
Une zoonose est une maladie transmissible de l’animal à l’homme. Les agents infectieux qui en sont responsables peuvent être des bactéries, des virus ou encore des petits champignons. L’élevage intensif est l’une des causes principales de zoonoses. Un rapport de l’ONU pour l’Alimentation et l’Agriculture précise à ce sujet :
« L’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) estime que pas moins de 60 pour cent des agents pathogènes humains et 75 pour cent des maladies émergentes sont zoonotiques. […] La concentration spatiale et commerciale des élevages va continuer à croître et aura des impacts sur des zones étendues. […] Ces tendances actuelles du secteur de l’élevage conduisent au désastre et il est nécessaire de l’orienter vers des voies plus salutaires. »
Voici quelques exemples de zoonoses tristement connus : la maladie de Creutzfeldt Jakob (maladie de la “vache folle”), la grippe H1N1 (d’origine porcine), la grippe H5N1 (d’origine aviaire), ou encore probablement le Covid-19. Tous, sans exception, sont suspectés d’avoir été transmis d’animaux sauvages vers des animaux d’élevage intensifs, puis à l’être humain.
Jusque là, nous avons vu qu’il valait peut-être mieux diminuer sa consommation de viande pour prendre soin de sa santé. Malheureusement, certaines conséquences de l’élevage intensif sont indirectes. À cet égard, nos actions individuelles n’ont que peu de conséquences sur notre bien-être. Ce qu’il faut en conclure : être végétarien à titre individuel n’empêchera pas d’enrayer les zoonoses ou les phénomènes d’antibiorésistance.
Faut-il être végétarien pour être quelqu’un de bien ?
Si bien agir c’est faire ce qui est bon pour nous, alors c’est aussi se faire plaisir, n’est-ce pas ? Certain·e·s affirment sans difficulté qu’iels se font du bien en mangeant des animaux. Comment articuler la notion de plaisir – se faire du bien – avec celle d’éthique – agir en vue du bien ? C’est au sein de cette contradiction qu’intervient l’argument moral : si manger de la viande n’est pas nécessaire pour la santé, c’est un devoir de s’en passer. Faut-il être végétarien (ou vegan) pour être éthique ?
La viande éthique est celle qu’on refuse de manger : il faut être végétarien ou vegan
Nous sommes une espèce omnivore, c’est-à-dire qui peut manger de tout. Mais pouvoir manger de tout n’implique pas de devoir manger de tout.
Contrairement à des populations ayant un accès limité à la nourriture, nous, Occidentaux, avons un accès facile à de la nourriture abondante. Pire, la nourriture est partout : qui connait quelqu’un carencé en calories ? Par ailleurs, une alimentation végétarienne peut être optimale pour la santé. Par conséquent, nous n’avons pas besoin de manger de la viande pour survivre (mettons de côté les quelques rares exceptions).
Ok, mais la viande c’est trop bon, et vivre une vie d’ascète est hors de question ! Qui parle d’abandonner le plaisir de manger ? On ne se prononcera pas nécessairement en faveur des simili-carnés industriels, dont on ne connaît pas les effets à long terme sur la santé. Mais il existe aujourd’hui d’innombrables recettes végétales tout aussi équilibrées que délicieuses.
[BANDEAU DL GOODSESAME]
Si l’argument hédoniste ne te convainc pas, alors il reste celui de l’argument sanitaire. Quand bien même tu aurais peur d’être carencé en abandonnant la viande, l’industrie pharmaceutique offre une multitude de compléments alimentaires 100% veganes : B12, oméga-3 DHA, iode, sélénium, fer…
Manger de la viande c’est être immoral
Cette conception des choses est (presque) aussi vieille que le monde. Nos ancêtres de l’Antiquité avaient déjà compris que notre sensibilité était très similaire à celle des autres animaux. Plus tard, Mandeville, un penseur du 17ème siècle, affirme que manger de la viande rend cruel. En effet, tuer des animaux nous habituerait à la souffrance et au meurtre de nos semblables non-humains. Mais pas seulement : en raison de cette ressemblance qui nous lie aux autres animaux, tuer des animaux nous rendrait insensible à la souffrances des autres êtres humains.
« Mais pour des animaux aussi parfaits que les moutons ou les bœufs, chez qui le cœur, le cerveau et les nerfs diffèrent à peine des nôtres, chez qui la séparation entre les esprits et le sang, les organes des sens, et par conséquent le sentiment lui-même, sont les mêmes que chez les créatures humaines, je n’arrive pas à imaginer qu’un homme qui n’est pas endurci dans le sang et le carnage puisse les voir mourir dans les affres d’une mort violente avec indifférence. »
Bernard Mandeville, La fable des abeilles.
Pour avoir de la compassion, il faut d’abord reconnaître le cochon dans la saucisse
Cependant, cette vision est aujourd’hui contestable : nous ne faisons même plus le lien entre la barquette de saucisses et le cochon. Comment pourrions nous nous habituer à la mort d’un animal qu’on ne voit plus, qu’on n’entend plus ? Comment éprouver de la compassion envers un nugget qui ressemble à tout sauf à un animal sentient, c’est-à-dire capable de ressentir des sensations et des émotions ?
Une étude a permis de découvrir qu’un grand nombre d’enfants américains ne savent pas d’où vient la viande qu’ils mangent. Pire ! Les chercheurs leur ont demandé de classer les produits alimentaires selon 2 catégories : “à base d’animaux” et “à base de plantes”. Près de la moitié des enfants de ce groupe d’âge pensent que les frites proviennent d’animaux. Plus d’un tiers des enfants âgés de 4 à 7 ans pensent que le fromage, le bacon, les hot-dogs, les nuggets de poulet, les crevettes et les hamburgers proviennent de plantes.
Difficile de rétablir la compassion pour les animaux dans ces conditions :
« Je vends aussi des bêtes entières à la cantine du lycée Thibaut-de-Champagne [à Provins], qui valorise le local. Mais quand je vois des enfants qui ne finissent pas leur assiette, ça me rend malade : je ne veux pas que ma vache soit morte pour rien ! »
Sophie de Rieux, éleveuse de bovins à Guérard en Seine-et-Marne [2]
La déconnexion entre l’humain et l’animal n’est-elle pas le cœur du problème ? Chasser – et donc tuer – l’animal que l’on va manger permettrait certainement de renouer avec notre animalité. La chasse vivrière peut-elle être considérée comme une manière éthique de manger de la viande ?
Manger de la viande doit se mériter : le cas de la chasse vivrière
Quand on achète de la viande, on délègue la tâche de la mise à mort à quelqu’un d’autre. Avec l’industrialisation de masse naît l’abattage de masse, avec pour conséquence la perte du sens de la mort de l’animal. Ce dernier n’est plus qu’une matière première inerte, sans vie. Cette déconnexion avec la mort (et la vie !) de l’animal peut être à l’origine d’un sentiment de culpabilité face à la contradiction : “J’aime l’animal, et pourtant je le fais tuer.”
A cette contradiction, certain·e·s répondent qu’il faut s’infliger la mise à mort pour mériter son repas carné. Il s’agit alors de consommer ce que l’on chasse, et de ne chasser que ce que l’on consomme. Trouver le courage de tuer permet alors de prendre conscience de ce qu’implique la consommation de viande.
C’est le défi que s’est lancé la journaliste écossaise Louise Gray. Dans son livre The Ethical Carnivore: My Year Killing to Eat (La carnivore éthique : mon année à tuer pour me nourrir), elle relate en détail son expérience. Partant de constats accablants sur l’industrie de la viande, elle s’interroge alors sur les fondements d’une approche éthique de la consommation de viande.
Cependant, dans des pays aussi urbanisés que la France, c’est mission impossible de chasser 100% des animaux que l’on consomme. Que faire quand on est un·e urbain·e conscient·e de ses propres contradictions morales ? Nous sommes ici au cœur de l’éternel débat entre nature et culture. Peut-on exiger de l’être humain d’aller contre sa nature d’omnivore et de réprimer son animalité au nom d’un principe absolu : ne pas nuire aux animaux ? Cette rigidité idéologique nous conduit à une impasse. N’y aurait-il pas une troisième voie qui permette à chacun·e d’entre nous de dépasser ses contradictions internes ?
Le mieux est l’ennemi du bien : être végétarien ne suffit pas à donner la meilleure version de soi
Tentons de résumer le dilemme : comment justifier de manger des animaux sensibles par pur plaisir quand on est doué de compassion, alors même que notre survie n’est pas en jeu ? La manière la plus simple de répondre à cette question est peut-être de chercher à minimiser le mal causé par nos choix alimentaires.
« Beaucoup tentent de réduire leur consommation de viande, ou de la rendre plus éthique. L’important est de tendre vers quelque chose. »
Florence Burgat, philosophe et auteure de nombreux essais sur l’alimentation carnée.
Tendre vers quelque chose, c’est être en mouvement, c’est essayer de faire de meilleurs choix. Voilà peut-être un début de réponse : le comportement vertueux ne réside peut-être pas dans le résultat (être flexitarien / végétarien / vegan) mais dans le processus qui nous pousse à faire de meilleurs choix. Pour nous, mais aussi pour les autres. C’est par l’autonomie de notre réflexion morale que nous pouvons nous affranchir de nos conditionnements. Avec, au deux extrémités du spectre : “il faut manger de la viande car on en a toujours mangé” et “tuer des des animaux est immoral”. A chacun·e d’entre nous de placer le curseur là où on le juge pertinent.
Cette vision plus élargie de l’éthique consiste donc à donner aux autres la meilleure version de soi à un moment donné.
En conclusion
Définir la meilleure version de soi est un acte résolument personnel qui implique un choix individuel. Faire le choix d’être végétarien s’inscrit donc dans une démarche d’ordre éthique qui ne pourrait en aucun cas devenir un projet politique universel.
Au-delà des choix de consommation, il faut pouvoir se repenser comme des citoyens, comme des êtres moraux. Selon les principes de chacun·e, la viande éthique revêt alors une signification bien singulière. Et toi, si tu devais te positionner selon tes principes, ferais-tu le choix d’être végétarien ? Vegan ? Carnivore éthique ?
Les questions éthiques et environnementales liées à l’alimentation t’intéressent ? N’hésite pas à consulter notre article sur les enjeux de la transition alimentaire !
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Sources :
1. Dinu M, Abbate R, Gensini GF, Casini A, Sofi F. Vegetarian, vegan diets and multiple health outcomes: A systematic review with meta-analysis of observational studies. Crit Rev Food Sci Nutr. 2017 Nov 22;57(17):3640-3649. doi: 10.1080/10408398.2016.1138447. PMID: 26853923.
2. Philosophie Magazine, Numéro 117 – Mars 2018
Crédit photo de couverture : Antonino Visalli sur Unsplash
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